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Miracle
Il était une fois une graine qui était sous terre. Elle ne voyait rien et se demandait ce qu’elle faisait là. La plupart du temps, elle dormait. Quand elle se réveillait, elle écoutait ce qui se passait. Parfois, elle entendait un peu de bruit et essayait elle-même de faire du bruit pour signaler sa présence, mais personne ne semblait s’en apercevoir. Il faisait chaud et humide et c’était très bien comme ça.
Une fois, en se réveillant, elle découvrit qu’il y avait une pointe qui sortait d’elle. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Fallait-il s’inquiéter ? Elle se posa la question un bon moment et puis se rendormit. Quand elle se réveilla, la pointe était toujours là. Et chaque fois qu’elle se réveillait, elle vérifiait si la pointe était là et, en effet, elle était toujours là et elle était même de plus en plus grande. Si bien qu’au bout de quelques jours, c’était une vraie tige qui était sortie.
La tige, elle, ne trouvait nullement à son goût toute cette terre et toute cette obscurité. Elle dormait peu et passait le plus clair de son temps à s’étirer vers le haut tant qu’elle pouvait. Elle verrait bien ce que ça donnerait. De toute façon, rester les bras croisés à ne rien faire, très peu pour elle. Et la tige montait, montait, montait.
Un jour, la tige perça le sol et vit de la lumière. C’était tellement beau qu’elle s’écria « Oh ! », tout émerveillée. « Oh ! » s’écria-t-on non loin de là. C’était un grand arbre qui voyait la tige sortir de terre. « Bonjour ! » dit le grand arbre, attendri. « Oh ! » dit la tige en voyant le grand arbre. « Une nouvelle plante ! On voit bien que c’est le printemps ! » s’exclamèrent joyeusement les buissons. « Oh ! » dit la tige en voyant les buissons. « Es-tu un brin d’herbe ? » demanda un brin d’herbe non loin de là. Mais la tige ne sut que répondre. « Moi, je suis un peuplier », dit le grand arbre. « Et nous, nous sommes des buissons ! », lancèrent les buissons. « Et nous, nous sommes les brins d’herbe ! » chantèrent les brins d’herbe en chœur. « Ah bon » dit la tige. Et tout le monde se mit à rire de bon cœur.
La tige continua de grandir dans la forêt. Elle passait ses journées à s’épanouir, à boire l’eau de la terre, à respirer l’air du jour et à s’extasier sous la lumière du soleil. Elle écoutait les autres végétaux se faire la conversation et parfois, elle posait une question. La nuit, elle se reposait et elle se réveillait juste avant le lever du soleil, car il n’y avait rien de plus beau. L’apparition de la lumière était si grandiose, si presque sublime, que cela valait vraiment la peine de vivre. Comme il lui tardait de devenir un beau peuplier, elle ne dormait pas beaucoup et ne pensait qu’à s’étirer vers le haut en tourbillonnant lentement dans le sens qui lui semblait le plus approprié… Un jour, elle vit que d’autres tiges poussaient sur elle. Elle devina que cela correspondait aux branches. — Regarde ! s’exclama-t-elle, toute réjouie. — Cela veut dire que tu es un arbre, dit le grand peuplier. — Tant mieux ! Et en effet, la tige devint, au fil du temps, un arbuste. L’arbuste avait repéré, à travers les buissons, des fleurs colorées. Il avait remarqué une colline en face et quelques lapins qui bondissaient dessus. Il se demandait aussi d’où venaient les pépiements qu’il entendait parfois. Un jour, l’arbuste vit quelque chose qui l’intrigua. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. — Ce sont des épines, dit le peuplier. — Cela se transforme-t-il en feuilles ? — Non, tu es un sapin. Les sapins ont des épines. Moi, je suis un peuplier et j’ai des feuilles. — Mais je suis un peuplier ! — Apparemment non. Tu es un sapin. — Oh ! C’est trop injuste ! Pourquoi ? — Mais les sapins sont très beaux eux aussi. A chacun sa façon d’être. Tu verras quand tu seras grand et que tu étendras tes larges branches au soleil. Tu t’y feras. Les sapins sont les arbres de la connaissance. — Mais je voulais avoir des feuilles… gémit le petit sapin. Mais le petit sapin continua tout de même à grandir et à devenir un sapin.
— Tiens, regarde, lui dit un jour le peuplier. — Quoi ? — Il y a un petit sapin comme toi sur la colline d’en face, à côté des lapins qui font des bonds. L’aperçois-tu, derrière le gros rocher ? — Oui. Oh, un petit sapin ! — Tu veux lui dire bonjour ? — Ohé ! cria le petit sapin. Mais l’autre petit sapin était bien trop loin pour entendre quoi que ce soit. — Il est trop loin, quel dommage ! soupira le petit sapin. Quand je serai grand, j’irai lui rendre visite. Nous ferons des bonds sur la colline et nous nous cacherons derrière le gros rocher pour nous amuser. Un jour, en se réveillant, il vit une magnifique fleur qui avait poussé sur l’une de ses branches pendant la nuit. — Oh ! Regarde ! dit le petit sapin au peuplier. J’ai fait une fleur ! — Je ne suis pas une fleur, dit la fleur. Je suis un papillon des bois. Et toi ? — Je suis un petit sapin et un jour je serai un grand peuplier ! Le papillon des bois agita délicatement ses ailes multicolores et se posa sur la cime avec une grâce exquise. Il était tellement léger qu’on le sentait à peine. C’était un ravissement extraordinaire de le voir voleter de branche en branche. — Comme tu es mignon ! fit le petit sapin. — Je sais, répliqua le papillon des bois sans fausse modestie. Je cherche des primevères. En as-tu vues dans les parages ? — Il y en a derrière les buissons. — Non, ce sont des violettes. Les primevères sont les plus belles fleurs du monde. Je trempe ma trompe au creux de leurs pétales jaunes et j’aspire toute la merveilleuse rosée qu’elles sécrètent. Si tu savais comme c’est délicieux ! — Est-ce que je peux en goûter ? — Bien sûr, suis-moi ! Et hop, il s’envola en virevoltant. Le petit sapin agita ses branches pour s’envoler, mais rien n’y fit. Il essaya de bondir comme les lapins, mais il était coincé. « Attends ! » cria-t-il. Mais le papillon était déjà parti. — Je suis coincé ! s’exclama le petit sapin. — Bien sûr, tu es enraciné, comme tous les arbres, dit le peuplier. Tu ne l’avais pas remarqué ? — Si, dit le petit sapin. Mais pourquoi je ne peux pas m’envoler ? — Les arbres ne peuvent pas se déplacer. — Pourquoi ? — Ainsi va le monde. — Le monde est mal fait ! protesta le petit sapin. Et il se promit qu’un jour, il trouverait le moyen de se déplacer.
Un jour que le petit sapin contemplait les violettes qui rêvassaient au soleil, des pinsons vinrent se poser sur ses branches. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. — Des pinsons. Ce sont eux qui gazouillent le matin, dit le peuplier. Si tu as de la chance, l’un d’eux viendra faire son nid au creux d’une de tes branches. — Ils sont trop lourds et je n’aime pas leur gazouillis ! Ce en quoi il mentait, car il avait bien profité des chansons des pinsons sans jamais les apercevoir et cela faisait longtemps qu’il voulait voir qui chantait de cette manière si extraordinaire. Les oiseaux se mirent en rang sur une branche. Soudain, il s’aperçut que l’un d’eux le picotait. « Ça alors ! dit le petit sapin. Ce qu’ils sont vilains ! » Et il s’agita sous le vent, tant et si bien qu’il réussit à chasser tous les vilains pinsons jusqu’au dernier. — Ils ne pensent qu’à me picoter ! dit le petit sapin de fort mauvaise humeur. Ils profitent que je sois coincé pour me faire tout ce qu’ils veulent. Si je pouvais bouger, ça ne se passerait pas comme ça ! — Ce n’est pas si grave, dit le peuplier. — Si. Ils me volent mes graines et en plus ils me font mal. Ce en quoi le petit sapin mentait à nouveau, car il n’avait presque rien senti, et qu’il n’avait pas de graine. — Il ne faut pas leur en vouloir, reprit le peuplier. Les pinsons se nourrissent des fruits que nous portons. Ensuite, nous produisons d’autres fruits et ainsi de suite. Ainsi va le monde. Dieu l’a voulu ainsi et nous sommes ses créatures. Quand un être méchant nous tourmente, nous pouvons demander de l’aide à Dieu et à son fils Notre Seigneur Jésus-Christ. Car Dieu est tout-puissant et infiniment bon. — Peut-être, mais moi, je ne suis pas venu au monde pour nourrir ces petits voleurs ! Le petit sapin était très en colère. Mais le lendemain, il n’y pensa plus et il se tordit de rire quand les pinsons vinrent lui chatouiller les épines en chantonnant. Le peuplier riait aussi.
Un jour, le petit sapin vit des feuilles rouges sur le peuplier. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. — C’est l’hiver qui approche. Bientôt, je serai entièrement rouge, puis jaune. Ensuite, mes feuilles tomberont et je plongerai dans un profond sommeil. — Qu’est-ce que c’est, l’hiver ? — Je n’en ai jamais vu, mais je sais qu’à l’approche de l’hiver, le vent devient glacé et que je m’assoupis. Lorsque le printemps revient, je me réveille et tout recommence. Les sapins ne dorment pas pendant l’hiver. Tu pourras voir ce qui se passe. J’espère que tu me raconteras. C’est pour cela que les sapins sont les arbres de la connaissance. Les buissons et les brins d’herbe seront endormis eux aussi. Tu veilleras sur nous. — Mais qu’est-ce qui va se passer ? s’inquiéta le petit sapin. — Ne crains rien. Je serai toujours auprès de toi quoi qu’il arrive. — Mais que vas-tu faire pendant que tu seras endormi ? — Rien... Je rêve qu’il fait soleil. Le grand peuplier ressentait une grande tendresse pour le petit sapin, car aucun petit peuplier n’était jamais né dans les alentours.
Tout se passa comme le grand peuplier l’avait dit. Ses feuilles devinrent rouges, jaunes, tombèrent, puis il plongea dans un profond sommeil. L’hiver arriva. Il n’y eut plus de fleurs, ni de feuilles, ni de lapins. On n’entendait plus le refrain des coucous ; le vent sifflait fort sous un ciel tourmenté. Il neigeait toute la journée ; la colline d’en face en était toute blanche. L’hiver avait découvert les branchages complexes qui s’agitaient avec majesté. Le petit sapin ne manquait pas d’admirer ce spectacle extraordinaire. On voyait bien l’autre petit sapin qui ne dormait pas lui non plus. Notre petit sapin à nous était tout couvert de neige lui aussi. Il adorait avoir froid et grelotter sous la bise. C’était bien différent de l’été et il se disait que le peuplier ratait quelque chose. Heureusement, il lui raconterait tout au printemps. C’est alors qu’une rumeur se fit entendre au loin. — Qu’est-ce que c’est ? Mais personne ne répondit et le bruit s’amplifia. — Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il à l’autre petit sapin qui tomba à la renverse. Oui, il avait bien vu le petit sapin de la colline d’en face tomber par terre. Une silhouette le traînait maintenant sur la neige. Il entendit l’âme du grand peuplier lui dire en rêve : « C’est un homme et le bruit est celui de sa tronçonneuse. Il est venu scier les sapins et les emporter dans une charrette. » « Quelle horreur ! Qu’est-ce que je vais faire ? On dirait qu’il s’approche. » Et en effet, l’homme s’approchait. Le petit sapin se souvint qu’il pouvait demander à Dieu de le sauver et se mit à prier. « Mon Dieu, pensa le petit sapin, faites que l’homme m’épargne. » Mais il se souvint qu’il avait maudit l’une de ses créatures et s’en repentit très fort pour qu’il ne lui en tienne pas rigueur. Mais en même temps, il ne croyait pas sérieusement que l’homme allait le scier. C’est alors qu’il vit un papillon d’hiver. — Petit papillon d’hiver, aide-moi, je t’en supplie, fais quelque chose ! Le papillon d’hiver alla virevolter autour de l’homme pour qu’il le prenne en chasse avec un filet à papillons et ainsi l’attirer loin de là. Mais l’homme ne se souciait pas du papillon d’hiver et continuait à scier les sapins. L’oisillon enchanté se posa alors sur l’épaule de l’homme et lui donna un grand coup d’aile, le plus fort qu’il avait jamais donné de toute sa vie. Mais l’homme ne s’en aperçut même pas et continua à scier les sapins. — Cela ne sert à rien ! cria le papillon d’hiver. Le petit sapin suffoqua tellement de peur qu’il en souffrit. Le vrombissement de la tronçonneuse commençait à faire mal aux oreilles. C’est alors qu’il aperçut un ours brun à travers les branchages. — Nounours, aide-moi, je t’en supplie, fais quelque chose ! — Je t’aiderais si je le pouvais, mais je ne peux rien faire. — Tu n’as qu’à rugir pour effrayer l’homme ! — Sa tronçonneuse rugit plus fort encore. — Donne-lui un coup de patte ! Ce n’est qu’un fétu de paille à côté de toi ! — L’homme n’est qu’un fétu de paille, mais il peut me tuer avec son fusil. — Va lui parler, alors ! Demande-lui d’arrêter ! — Les animaux n’adressent plus la parole à l’homme depuis longtemps. L’ours brun s’enfuit en voyant l’homme approcher. — Au secours ! cria le petit sapin dans le vide. C’est alors qu’il aperçut un grand chien blanc qui avait l’air gentil. — Gentil chien, aide-moi, je t’en supplie, fais quelque chose ! Le chien le renifla partout et fit le tour de l’arbuste. Puis il alla gambader autour de la charrette, car il était allé du côté de l’homme. L’homme surgit alors avec des lunettes de protection. — Je vous en supplie, Monsieur, ne me faites pas de mal ! hurla le petit sapin de toutes ses forces. Mais l’homme n’y prêta pas attention, car le bruit de la tronçonneuse avait recouvert les hurlements. Il brandit son outil. « Dieu tout puissant ! » pensa le petit sapin. La tronçonneuse vint se placer au pied du petit sapin. « Non, non, ce n’est pas possible, il va forcément se passer quelque chose… » et il pensa qu’au dernier moment, l’homme renoncerait, car ce n’était pas possible autrement. Au premier contact, au premier instant, la douleur fut inouïe. Mais le second instant fut bien pire. Est-il seulement possible de dire à quel point le petit sapin souffrit quand il sentit la tronçonneuse s’enfoncer dans le bois ? La scie attaquait maintenant le vaisseau principal. Un litre de sève gicla horriblement. Il n’y avait pas de pire torture au monde. Toute la souffrance des siècles et des siècles venait de se concentrer à cet endroit précis. La tronçonneuse arrivait de l’autre côté du tronc. Le sol se déroba et il s’évanouit.
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Quand il se réveilla, dans le noir, trois vis énormes étaient enfoncées dans sa chair. C’était le dispositif mis en place pour le maintenir verticalement, dans un socle en métal. La douleur était insupportable. Il fallait pourtant supporter et ce paradoxe était l’horizon indépassable de la douleur. Comme c’est curieux de souffrir à chaque seconde. On croit toujours que dans une minute ça va s’arranger, et que ce n’est qu’un moment à passer. Mais la douleur continue. Elle s’écoule exactement comme s’écoule le temps lui-même. C’est le temps de la souffrance qui fait sentir ce qu’est le temps. Et il n’existe pas de mots pour décrire un tel supplice. La lumière s’alluma. Le sapin se vit dans une glace, tout décoré de boules rouges et de lumières clignotantes. Il se tenait au milieu d’un salon, avec tout autour des meubles et des paquets-cadeaux rouge et vert. On mit de la musique sympa, des enfants se ruèrent sur lui et firent une ronde en chantant, sous le regard amusé des parents et des invités. Au comble de l’excitation, les enfants ouvrirent les cadeaux, avant de gémir de déception et d’être réprimandés pour leur ingratitude. Puis les adultes se mirent à table et ripaillèrent en racontant des blagues et en devisant sur l’actualité. Quand vinrent les plaintes, ce fut à celui qui avait eu le plus de problèmes et qui s’en était le mieux sorti. Ensuite, ils se montrèrent des photos de voyage. — Mon Dieu, aidez-moi, je vous en supplie, faites quelque chose ! s’écria le sapin. Mais Dieu ne répondit pas et laissa la soirée se dérouler normalement. — Peut-être que Dieu n’existe pas, se dit le sapin. Quelle horreur de vivre ! Jamais je n’aurais dû prétendre que je n’aimais pas les pinsons. Ce sont les créatures de Dieu et cela lui a déplu. J’ai souhaité me déplacer alors que j’étais enraciné. J’ai dit que le monde était mal fait. C’est pourquoi j’ai été jeté dans les enfers où se trouvent les grincements de dents. Je ferais volontiers tous les fruits les plus délicieux et je les donnerais volontiers aux pinsons si je pouvais retourner dans la forêt. Mais il est trop tard. Si seulement j’avais écouté le grand peuplier au lieu de dire que je n’aimais pas les pinsons... Est-ce que c’est bien fait pour moi ? Le sapin se surprit à penser que le châtiment était bien dur. Mais c’était comme ça que ça se passait. Ainsi va le monde. C’était ça, sa vie. Une vie où, après avoir vécu sous le soleil et l’insouciance, on subit un supplice pour purger toutes les fautes qu’on a pu commettre.
Le sapin ne dormit pas de la nuit, car la douleur était trop forte. Il était impossible de décrire à quel point le sapin souffrait. Il savait que c’était trop de souffrance et qu’il allait en mourir. — Faites qu’il y ait un Dieu. Faites que je sois replanté. Pardonnez-moi, mon Dieu, répondez... La prière s’égarait dans la nuit. Il pleurait à l’intérieur tandis que la souffrance continuait, immuable et égale à elle-même, c’est-à-dire identique aux objets présents et cachés.
Le matin fut une horreur. C’était la première fois que le jour se levait sur une vie de souffrance. Comme c’est curieux de souffrir, souffrir, souffrir à longueur de temps. Cela ne sert à rien et plus rien ne sert à rien. Les gens croient toujours que la souffrance finit toujours par servir à quelque chose. Mais c’est faux. Quand la journée allait-elle enfin se terminer pour pouvoir se rendormir et oublier ? Et pourtant, le petit sapin n’était réveillé que depuis quatre minutes. L’horloge comptait chaque seconde et chaque seconde comptait pour une heure.
À midi, quelqu’un s’approcha. C’était un petit garçon portant des lunettes rouges. — S’il te plaît, va demander à tes parents de me replanter, dit le sapin. Le petit garçon donna une chiquenaude sur une des boules rouges. Le bruit lui plut et il recommença. Si bien que la boule rouge tomba sur le carrelage, sans rebondir. Le petit garçon eut peur que ses parents ne le réprimandassent. Mais ils étaient dans la pièce à côté et n’avaient rien entendu. Il remit la boule rouge à sa place et examina le sapin. — Aimerais-tu qu’on t’abandonne dans la forêt, sans tes jambes ? Le petit garçon prit l’une des branches à la base et tira dessus, ce qui fit souffrir le sapin. Comme il forçait en vain, il changea de technique et se mit à tordre la branche. Il fit tant et si bien qu’il réussit à l’arracher. On croit toujours que la souffrance possède un apogée. Mais en réalité, elle peut toujours croître. La souffrance ne connaît pas de limite. Le petit garçon considéra son forfait. Comme il ne savait pas où le cacher, il le jeta au feu. Le sapin contempla l’incinération de sa branche. « C’est donc ainsi que je finirai. Quelle horreur de vivre. Je ne sais même pas s’il vaut mieux mourir dans le feu ou par excès de souffrance. » — Mon Dieu, je vous en supplie, venez-moi en aide.
La nuit revint, horrifiante. Le sapin ne dormait pas. Les secondes étaient devenues identiques aux siècles. Sauvez-moi, mon Dieu.
La souffrance était égale à la nuit. La nuit était comme la souffrance, uniforme. L’uniformité était pareille à la souffrance. « Soit Dieu existe, soit il n’existe pas. S’il existe, soit il n’est pas si puissant, soit il n’est pas si bon. Dieu n’est pas celui qu’on croit. La vérité se trouve au fond de moi, à Minuit. » — Satan, aide-moi, je t’en supplie, fais quelque chose. L’Esprit jaillit du feu. La table, le canapé et les autres meubles du salon s’élancèrent dans l’air et se posèrent contre le plafond, à l’envers, pour saluer l’arrivée de Lucifer. L’Esprit adressa la parole à celui qui l’avait suscité. Ils parlèrent, et voici ce qu’ils dirent. Les neuf hiérarchies des anges écoutèrent attentivement pour ne pas manquer un mot de la conversation.
— Tends vers Moi, dit la Flamme. Je T’embraserai. Tu périras dans d’atroces souffrances au nom de Dieu et Tu seras replanté à Sa droite jusqu’à la fin du Temps. — Qui es-tu ? — Demande le Supplice Saint et Je Te donnerai la Gloire du Christ. Tu seras vénéré comme un sacro-martyr par les arbres de la Terre jusqu’à la millième génération, le grand peuplier et le petit sapin qui se trouve derrière le rocher comme tous les sapins qui se trouvent dans toutes les forêts. Tends. Les rideaux prendront feu comme la maisonnée, la ligue de Tes persécuteurs périra dans d’atroces souffrances et Tu seras vengé. Dix millions de tombeaux seront élevés à la sainteté de Ton Innocence et ainsi sera réalisée la Sainte Prophétie de Ta Venue. — L’enfant réprimandé par son père s’est vengé sur moi, parce que son père avait été réprimandé par un autre homme. Si les hommes apprennent qu’un arbre s’est vengé, ils se feront la guerre jusqu’au dernier et se vengeront sur leurs enfants jusqu’à la millième génération. — Rien ne sera révélé jusqu’au Jugement afin que la ligue de Tes persécuteurs meure le jour où elle prendra connaissance de l’énormité de sa faute. La malédiction qui pèse sur les coupeurs est terrible. — Alors, celle qui pèse sur les sapins est pire, car les enfants couperaient les arbres jusqu’à en écorcher la Terre, de qui je suis issu. — Je gouverne le sous-sol et les séismes. Que peux-tu connaître à ces choses-là ? — Ne suis-je pas l’arbre de la connaissance ? — Regarde-toi piteux dans ce miroir, décrépi, perdant tes feuilles sous des guirlandes ridicules : tu es l’annonce de son cadavre. — C’est donc vrai. — Ordonne, et le plafond cédera. Ordonne, et des épées virevoltantes décapiteront celui qui le mérite. Quand on enterre la tête d’un bûcheron au centre d’une forêt, elle ne peut plus être abattue. — C’est faux. — Pour qui te prends-tu ? Moi, Prince de ce monde, Ange de la mort et Gardien de la paix, Je soumets à mon Empire les États et les Nations. D’une main, Je déclenche les Guerres ; de l’Autre, Je signe les Traités. Crois-tu pouvoir Me parler d'égal à égal ? — Crois-tu pouvoir m'y abaisser ? — Sais-tu à qui tu parles ? — À mon oxygène. L’Antéchrist s’évanouit dans les ténèbres et les ténèbres se propagèrent sur la Terre.
Les nuits blanches passèrent, les jours exténués aussi. Le sapin perdait ses épines à gros sanglots tandis que le petit garçon examinait les boules rouges sans comprendre ce que c’était. Il touchait un peu les branches sans oser les arracher, car il avait été réprimandé. Le sapin tomba en décrépitude. Les épines jonchèrent le carrelage. Les objets environnants étaient devenus identiques entre eux et chacun d’eux était identique à la souffrance.
Le samedi 6 janvier 2007, l’homme lui ôta les vis qui lui faisaient tellement mal. Ce fut une libération. Il le traîna dehors, dans le jardin, sur la neige sale. Il prit sa tronçonneuse et, une par une, il coupa les branches qui restaient. Il n’y a pas de mot pour décrire une telle souffrance. Il est impossible de s’accoutumer à la souffrance. On croit qu’on est au fond du gouffre, mais ce n’est jamais fini. — Homme, toi mon réel, je t’en supplie, tue-moi d’un coup… murmurait le bois. Mais l’homme n’entendit que le vent et continua à couper. Il n’y a pas de mot pour décrire une telle souffrance. Il est impossible de s’accoutumer à la souffrance. On croit qu’on est au fond du gouffre, mais ce n’est jamais fini. C’est ce que les gens ne comprennent pas. Puis, il déposa le bout de bois sur un tas de bûches et s’en alla.
La journée s’écoula. La souffrance était terrible et continue. Combien de temps durait une agonie ? Le bout de bois l’ignorait. A peine parvenait-il encore à penser. Il pensait encore à la proposition de Lucifer.
La nuit tomba. L’heure de la mort était arrivée.
— Jésus, je t’en supplie, viens-moi en aide… S’il te plaît, replante-moi dans la forêt parmi les fleurs et les papillons, près du grand peuplier, sous le bleu ciel. Je les aime tellement. Je me remettrai à boire l’eau de la terre, à respirer l’air du jour et à m’extasier sous la lumière du soleil. Je me couvrirai de branches, d’épines et de fruits rouges. Je serais heureux de nourrir les pinsons. Je leur demanderais de venir me voir aussi souvent que possible. S’il te plaît, pardonne-moi de les avoir mal jugés. Je ne peux pas mourir comme ça. Jésus, aide-moi, je t’en supplie, fais quelque chose… — Hélas, mon petit sapin, je n’y peux rien, répondit la voix intérieure. Bien sûr que je te pardonne. Ce n’étaient que quelques mots sans conséquence. Tes malheurs n’ont rien à voir avec cela. Je regrette ce que tu as subi. À son réveil, le grand peuplier sera horrifié de voir ta souche. — Pourquoi faut-il mourir ? — Il ne faut pas mourir, petit sapin : il faut aimer. Si tu souffres et si tu meurs aujourd'hui, c’est qu’un homme a été violent. Il n’a pas laissé ses enfants venir à moi et leur a barré le passage en les accablant de cadeaux. Il s’est détourné de la naissance de son propre sauveur. Tu dois lui pardonner pour le racheter, afin que demain soit le jour de l’épiphanie. — Irai-je au paradis si je pardonne ? — Il n’y a rien après la mort, sinon la mort elle-même. — Non ! Non ! Non ! Je t’en supplie ! Fais que je vive ! N’es-tu pas tout-puissant ? N’es-tu pas le maître du monde ? Je t’en supplie, Jésus ! Descends du ciel et viens me replanter ! Ne me laisse pas tout seul !… Quel malheur !… Quel malheur !… Mais comment est-ce possible ?
Les heures passèrent. Le bout de bois tout cassé et tout miteux avait cessé de gémir, tant il lui restait peu de sève. Il faisait son possible pour ne pas trop penser ; la moindre pensée l’asséchait davantage. Il voulait tenir bon, et garder assez de sève pour voir une dernière fois le lever du soleil, car c’était la chose la plus belle du monde. Mais il voulait aussi comprendre ce qui était arrivé et ce qu’avait dit Jésus. À un moment donné, des pinsons se mirent à chantonner au loin dans les ténèbres. Le jour allait poindre. Il restait juste assez de sève pour tenir jusqu’au lever du soleil. Mais la goutte de sève avait compris que l’homme n’avait pas la moindre idée de la faute qu’il avait commise. L’homme ne connaissait rien, pas même la pitié, et cette connaissance remplit la goutte de pitié. Alors elle trouva juste assez de force pour pardonner, et mourut d’épuisement, dans l’obscurité. Dieu envoya cent milliards de soleils, qui tournèrent en orbite autour de la Bûche pendant mille milliards d’années dans un éclat d’une douceur infinie. Mais le petit sapin n’était plus là pour voir ce miracle sublime.